Chroniques

par jérémie szpirglas

Nosferatu
film de Friederich Wilhelm Murnau – musique de Wolfgang Mitterer

Musica / Aula du Palais Universitaire, Strasbourg
- 23 septembre 2010
Nosferatu, un film de Murnau qu'accompagne Wolfgang Mitterer à l'orgue
© dr

À l’époque, c’était la règle. On embauchait quelques musiciens, le plus souvent un pianiste, pour débiter un accompagnement musical illustrant les images qui défilaient. C’était un métier, et des plus formateurs, comme en ont pu faire l’expérience quelques compositeurs comme Heitor Villa-Lobos. Aujourd’hui, le paradigme s’est vu complètement renversé. Les films accompagnés sont l’exception, et les musiciens embauchés sont des compositeurs confirmés.

Pour accompagner Nosferatu (1922) de Murnau, œuvre emblématique de l’expressionisme allemand et fondatrice non seulement d’un genre, mais de tout un art, le festival Musica a choisi le compositeur et organiste autrichien Wolfgang Mitterer. Le film se prête d’ailleurs bien à son traitement musical enveloppant et imagé, qui fait monter l’angoisse dans le cœur du public aussi sûrement que les hypnotiques jeux d’ombres de la photographie. Dans sa forme même, l’œuvre de Murnau est excessivement musicale – son sous-titre de Symphonie de la terreur n’est pas usurpé, tant le film, par sa structure, renvoie à d’autres symphonies à programme ou, par son découpage en cinq actes, à un opéra fantastique (à tous égards).

Wolfgang Mitterer, quant à lui, se joue de l’exercice avec un malin plaisir – incarnant à l’orgue l’aspect diabolique de la narration, qui s’attache avec une fascination presque perverse au sinistre personnage du vampire. D’abord, il n’improvise pas. Pas à la manière de ses aînés du moins : la pièce est une commande du Konzerthaus Vienna créée en 2001, et son canevas général et thématique est plus ou moins fixé. La partition – qu’il est seul à interpréter, à la console d’un orgue, assortie d’un dispositif électronique, faisant face à l’écran – ne se prive ni de l’illustration sonore pure et simple (parmi les échantillons utilisés à l’envi : des bruits de sabots de chevaux, des cris d’animaux, des hurlements de terreur), ni du leitmotiv, ni de la citation (on entend, à des moments clefs de l’action, des clichés extraits de la Cinquième Symphonie de Beethoven, figurant le destin en marche, de Stravinsky, pour l’animalité primordiale des pulsions humaines et sexuelles, de Marin Marais, et même du final de Don Giovanni, pour accompagner l’usurier Knock dans sa folie qui grandit à mesure que son maître approche), ni même des ressorts auxquels ont recours les musiques de film d’aujourd’hui lorsqu’elles veulent mettre en valeur le suspense : répétitions crescendo, musiques électroniques aux allures de techno, etc.

Dans sa création d’une atmosphère de terreur, il est bien aidé par la scénographie, certes minimaliste mais efficace, dont Musica accommode le gigantesque Aula du Palais Universitaire de Strasbourg – lequel a d’ailleurs un petit côté 1984 non négligeable. La soirée étant placée dans le chapitre scénique du festival, tout est fait pour nous mettre dans l’ambiance, et le lieu est mis, pour plus d’effet, en lumière et en fumigènes. Seul regret : le volume sonore, parfois à la limite du supportable.

Au delà de ce tissu sonore violent et éloquent, enveloppant et saisissant au plus haut point, la lecture que Mitterer fait de la symphonie visuelle de Murnau est surtout remarquable par son traitement de la forme et de la narration. Mitterer n’est jamais totalement dans le registre de l’accompagnement. Il anticipe, évoque, renvoie, et tisse ainsi un réseau complexe de thématiques lié à celui suggéré par le cinéaste tout en s’en gardant détaché. Son jeu d’orgue, qui est le seul aspect complètement improvisé de la performance, en devient peu à peu l’un des acteurs principaux – ainsi de cette coda finale, en forme de chorale luthérien, qui conclut le film sur un accord d’ut mineur chargé d’interrogations et d’amertume.

JS